L’ordinaire est extraordinaire
C’est en 2013, avec sa candeur et son esprit trublion, que le photographe de formation Mathieu Roquigny, s’est fait remarqué sur la scène parisienne de l’art contemporain. L’oeuvre Premier souffle présentée lors de l’exposition All these here sera l’amorce d’une série d’œuvres caustiques, parodiques, parfois radicales, d’une grande accessibilité dont l’ADN artistique s’étend de Perec à None Futbol club. Surfant sur plusieurs médias, installation, photographie, vidéo, Mathieu Roquigny n’en finit pas de décoder, de se réapproprier, de bousculer la perception de notre quotidien avec, parfois teinté de nostalgie, un second degré percutant. Rencontre.
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Tes études comprennent un passage à l’Institut d’Art Saint-Luc de Tournai en Belgique où tu t’es dirigé vers la photographie. Pourquoi ce choix ? Que gardes-tu de cette époque, de cet apprentissage ?
Après deux années en fac de droit pas vraiment concluantes, j’ai passé le concours de Saint Luc en section photo et j’ai été reçu. La pratique de la photo était déjà présente mais d’un point de vue amateur où je m’exerçais avec mon grand père à la technique de la prise de vue. Saint Luc a été un réel déclencheur artistique. Il y avait une belle émulation de travail empreinte de liberté et d’expérimentations, c’est vraiment là-bas que tout a démarré pour moi.
Bien que ton travail explore désormais plusieurs médias, la photographie n’en demeure pas moins le fil conducteur. Comment l’expliques-tu ?
La photographie reste mon médium de prédilection. C’est avec cet outil que j’ai commencé, c’est lui qui m’a ouvert l’esprit et continue de m’accompagner tous les jours.
Mais aujourd’hui, je m’en écarte pour trouver de la légitimité à son utilisation. Et c’est le plus dur je pense. Quoi qu’on en dise, à force de pratiquer quelque chose, on se formate inconsciemment et on en vient à faire les mêmes choses. Ce manque de recul m’angoisse en fait, cette rigidité latente…
Entre ta première série scénarisée People et tes plus récentes productions, on note comme une fracture tant dans les intentions que l’esthétique…
Sûrement. D’un autre côté il s’est passé dix années entre la série People et aujourd’hui.
Donc je prends ca comme un compliment ! C’est important de se remettre en question.
Pour expliquer brièvement l’évolution, la série People a commencé pendant mes études et s’est terminée trois ans après celles-ci. Ces mises en scène avec des personnes de petite taille prenaient beaucoup de temps à préparer. Je mettais trois mois minimum à tout mettre en place. Trouver les modèles, les lieux, les accessoires, vêtements, lumières, etc… C’était assez lourd à porter tout seul mais très excitant. Puis avait lieu le shooting, le résultat et basta, fini, le coup de blues… Je passais à l’élaboration d’une autre mise en scène. Avec le recul, ce que je retiens de ce travail ne sont pas les photographies mais toute leur construction, tout ces souvenirs et anecdotes. Ensuite j’ai tenté une insertion dans la pub, c’était pour moi le meilleur moyen de gagner ma vie tout en étant créatif. Avec des images tout aussi travaillées et construites, le plus souvent sur le ton de l’humour et de l’absurde.
Puis je me suis recentré sur un développement plus personnel et artistique.
C’est vrai que mes intentions ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Ma pratique est devenue plus spontanée, plus légère et de ce fait plus libre.
Peux tu me parler de ce projet, débuté il y a presque dix ans, d’une photo par jour prise à 16 heures ?
A l’époque de Saint Luc, on avait développé ce projet des photos de 16 heures avec trois potes.
Ce projet s’appelle 4PM. On s’était donné comme obligation de faire tous les jours une photographie à 16h tapante. C’était avant tout dans le but d’être « productif » au minimum une fois par jour. Et pourquoi 16h ? Tout simplement parce que c’est une heure où tu es sensé être levé et actif, malgré la dure soirée que tu aurais pu passer la veille ou autre, tu es présent.
L’idée partait aussi de vouloir rassembler toutes ces images par la suite, et de les confronter. Que simultanément avaient été prises 4 images dans un contexte totalement différent. Le but n’étant pas de faire une « belle » image, mais de documenter l’endroit où l’on est, et ce que l’on fait. Malheureusement, je suis le seul à poursuivre ce projet, les autres ont stoppé il y a bien longtemps. Mais bon, je continue ce petit rituel photographique tous les jours, et ça fera déjà dix ans au mois d’août… C’est effrayant comme le temps déroule.
Ce rituel photographique, fait écho à l’exercice de style qu’est la série en ligne Diary. Au-delà du caractère anecdotique des sujets planent un soupçon de nostalgie et la nécessité de consigner les choses. Qu’en penses-tu ?
Effectivement. Mais c’est beaucoup plus qu’un soupçon, c’est vraiment un travail d’archivage sur la mémoire, sur le temps et l’absurde. Une réelle volonté de collecter mon quotidien.
Mon Diary est à ce titre une sorte de journal intime photographique, établi sous forme de plusieurs collections d’images que je fais, de rituels.
Le propre de la collection est qu’elle rassure celui qui la fait. Mais j’y vois aussi le moyen d’accorder de l’importance à des choses qui n’en ont pas.
La collection, quelle quelle soit, est légitimée par la quantité. Du coup, je photographie par exemple tout les WC où je me rends, les cendriers, les jambes de femmes, les gens qui mangent, qui urinent dans la rue ou encore tout ce qui peut avoir une forme de « bistouquettes » par exemple. A cela s’ajoute les photos de mes proches et différentes anecdotes de mon quotidien. Cela me rassure d’enregistrer mon présent, je me sens bien là, bien vivant.
Premier souffle présenté en 2013, marque tes débuts en tant qu’artiste plasticien. Quelle est la genèse de cette nouvelle orientation ?
J’ai eu la chance que la curatrice soit une amie, et qu’elle connaisse ce que je faisais dans l’ombre pour l’inclure dans son exposition. J’ai toujours fait plein de choses dans mon coin mais sans y accorder vraiment d’importance. A cette époque, je récupérais des morceaux de trottoirs sur des chantiers dans la rue. Les ouvriers sont obligés de casser l’asphalte pour pouvoir accéder aux canalisations. Ce travail s’appelle Bubble Concrete. J’emportais ces morceaux de bitume et venais y coller des chewing-gums de différentes manières, puis les accrochais au mur. Je voulais mettre en valeur un sol qu’on piétine en le passant de l’horizontal à la verticale. L’association avec le chewing-gum était tout à fait logique car c’est déjà un binôme qui existe sans mon intervention. Je pense que c’est avec cette première approche que d’autres horizons se sont ouverts à moi.
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Maison Close,
installation, 2015
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Depuis 2013, tu expérimentes, jongles entre la photographie, l’installation, la sculpture… D’où te vient cette « boulimie » et hyperactivité artistique ? Qu’elle est la part de préparation et de hasard dans ton travail ?
On considère que je suis très productif mais je ne pense pas l’être. Pas assez à mon sens.
Quand tu sais que tu passes un tiers de ta vie à dormir, ça te fait un peu culpabiliser…
Je vois les choses comme ça. Je me dis que le temps passe vite et que la sieste ne doit pas être trop longue. Donc oui, ca me rassure de créer en permanence et peu importe de quelle manière. L’expérimentation est en ce sens facteur de création. Tu testes, tu échoues, tu modifies, tu fermes les yeux, tu regardes, tu fumes une clope, tu réfléchis. C’est un bon processus. J’ai toujours une dizaine de projets sur le feu, certains commencés depuis des années. Je les laisse reposer quelques temps et je reviens dessus quand je le sens, quand je pense avoir compris le pourquoi du comment.
Le hasard est toujours omniprésent dans mon travail, mais je tente de l’apprivoiser. Je fonctionne beaucoup comme cela, de manière très spontanée mais en essayant de prendre beaucoup de recul.
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Médusa, série blackout
Photographie, 2013
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Peut-on affilier ton travail à la réappropriation et au détournement parodique ?
Tout à fait, je fonctionne principalement sur une re-lecture de mon quotidien. Tout ce qui m’entoure peut être vu sous un autre angle. Voilà pourquoi je m’attache aussi aux codes de l’enfance, car cette naïveté est une grande source d’inspiration. Le détournement de fond ou de forme est un terrain de jeu assez présent dans mon approche. J’aime me dire que tout peut être vu différemment et que les choses ne sont pas ancrées dans l’utilité qu’on leur a donnée. Cette forme de fausse naïveté me pousse à faire des liens improbables mais qui me semblent ensuite devenir évident, c’est assez jubilatoire de pouvoir orchestrer tout ça. Et les questions du type qui a raison-qui a tort, ou bien qu’est-ce qui est vrai ou faux? Se sont bien des interrogations dont se fout totalement la proposition artistique. Car chaque lecture est différente, toute interprétation reste unique. Cette spontanéité me pousse à raisonner de façon absurde et détachée, d’où le climat humoristique qui règne dans mes projets.
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Culloden#06,
photographie, 2014
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Pourquoi t’attaches-tu à rendre l’humour sérieux ?
Le rire et l’humour sont fédérateurs à mon sens, tu peux t’y réfugier pour évoquer des choses plus profondes, comme le temps, la mémoire et donc la mort. On en est tous là : quelle trace va t-on laisser une fois que l’on ne sera plus de ce monde ? Et puis la drôlerie me décomplexe et m’inspire artistiquement, grâce à elle je ne m’enferme pas dans une pratique lascive et mono-orientée. « De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou », disait Foucault.
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Une vénus en or,
photographie, 2013
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A l’humour s’ajoute une dimension irrévérencieuse, un peu « porno chic – cheap » à la Terry Richardson, Martin Parr dans une partie de tes oeuvres…
C’est le même principe de liberté décomplexée. Mais mêlé à l’humour, l’irrévérence à ce petit truc en plus qui fait rougir un peu les joues et rend les choses attractives sans pour autant être choquantes. C’est un juste milieu à trouver.
D’une grande accessibilité, ton travail peut aussi s’avérer déroutant pour le grand public. Je pense à la simplicité et naïveté de la série Tuc pour Tonton Michel par exemple…
Cette accessibilité est rendue possible grâce au sujets traités ou grâce aux matériaux utilisés, c’est une forme de désacralisation finalement. C’est une lecture en deux étapes, tu pars de la macro vers la micro compréhension. La première touche tout le monde d’où son coté accessible, s’en suit la personnalisation de la situation où j’évoque mon histoire, ma vision des choses. Dans Tuc pour tonton Michel, il s’agit platement de biscuits Tuc contre-collés dans un cadre.
Sorte de ready-made d’un biscuit connu de tous. Ensuite, l’indice du titre te fait dire qu’il y a autre chose à comprendre. Après les obsèques de mon oncle, ma tante m’avait donné un sac avec de la nourriture qu’elle avait trop prévue. Se trouver dedans des paquets du Tuc que j’ai rangé dans mon placard, et ils y sont restés pendant deux ans. Je n’ai jamais pu les ouvrir pour les manger et encore moins les jeter et du coup ils étaient toujours face à moi quand j’ouvrais ce placard. L’idée m’est ensuite venue de les exploiter différement en les archivant réellement dans un cadre, rendant ainsi à mon oncle un dernier hommage très personnel.
Voilà pourquoi le titre donné à mes pièces est important. Il offre une intrigue et donne généralement le contexte dans lequel le travail a été effectué, comme un jeu de piste.
Tu participes au Festival « Circulations », dédié à la jeune photographie européenne au 104 à Paris dès ce mois de mars. Que vas-tu présenter ?
J’y présenterai justement tout mon Diary mais sous forme d’installation. Ces milliers d’images défileront sur un amoncellement d’anciennes tv. Une TV pour une collection.
Le soir du vernissage, je collaborerai avec les musiciens de Remote pour une performance visuelle et sonore où les rythmes des différents diaporamas essaieront de rejoindre ponctuellement celui du son. You’re welcome !
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Sites internet
www.mathieuroquigny.com
diary.mathieuroquigny.com