juin 2015

NAJA 21

Mathieu Roquigny collectionne le quotidien

Arts visuels Arts plastiquesPublié le 11/06/2015
par Julie Delem
"Think about Party". Et si le penseur de Rodin 
était simplement sous "gueule de bois"? ©Mathieu Roquigny
 
Pour s’intéresser au « temps qui passe », Mathieu Roquigny fait don du sien. L’artiste ne fait pas de séparation entre sa vie personnelle, son travail de plasticien ou de photographe. Il les brode ensemble, jour après jour, et crée leur valeur dans la mise en beauté d’objets résiduels, mais signifiants du quotidien.

Mains dans les poches. Mathieu Roquigny n’en dit rien. Peut-être est-il obsédé par la fin, par la signification de l’existence, l’angoisse de ne pas laisser de traces. Yeux douloureux et sourire large, il s’intéresse au « temps qui passe, à la mémoire ». Mais le trentenaire n’a pas vraiment l’air de broyer du noir. Il préfère se balader, mains dans les poches, en laissant traîner ses yeux sur les petites choses, insignifiantes, récurrentes, que tout le monde voit mais auxquelles personne ne prête pas attention. L’obsession du collectionneur en plus. Patiemment, il récupère les résidus de taille-crayons, ramasse les cendres de ses cigarettes roulées, accumule les listes de course froissées, les tracts sur papier gras – « Mr Ali, Grand voyant-médium » -, épingle les dates de péremption de pots de yaourts. Année après année. Mathieu Roquigny s’y accroche : c’est dans la quantité que se trouve la légitimité de sa démarche. « Les collections que je fais sont un peu vaines, parce que les objets qui m’intéressent n’ont pas de valeur marchande. Mais plus je persiste, plus cela leur donne une importance, une valeur personnelle. »

Photographie. Au départ, ils sont quatre à tenter l’expérience : prendre, chaque jour, une photo à 16 heures pile. Un bout de genou, un selfie, un détail de ce qui les entoure. Huit ans plus tard, Mathieu Roquigny est le seul à continuer d’alimenter la série 4PM. Les clichés s’accumulent, finissent par ressembler à un diaporama documentaire. La peur d’oublier ? « Oui, peut-être ». Mais plutôt que de regarder en arrière, l’exercice consiste à prendre de la hauteur sur les motifs de son existence : « à force, on se rend compte que l’on prend souvent la même chose en photo. J’essaie ensuite de creuser et de voir pourquoi ça me fascine. » Avec Diary, Mathieu Roquigny classe certains de ses développements, flashés avec un appareil argentique bas de gamme. Pas de belles mises en lumière, des nus esthétisants, ou d’effets chromatiques. Non, Mathieu Roquigny s’intéresse au genre de photos que tout le monde mettrait à la poubelle. Des clichés surexposés (Burn), des bouts de jambes (Legs), des copains en train de faire pipi (Pee&Poo), des cadres de vélos à roue volée (Alone), des parapluies oubliés (Mary Poppins Failed).

Arte povera. Le Normand est également plasticien. Son premier travail – « dans l’ombre », en 2013 – utilise déjà les matériaux « pauvres », « ordinaires » qui l’entourent au quotidien. Dans une de ses mains se trouvent des bouts d’asphalte ramassés sur les trottoirs et, dans l’autre, des chewing-gums colorés (Bubble Concrete). Depuis, sa ligne directrice n’a pas changé. Il encadre des parts de pizza carbonisées, intitule l’oeuvre L’Oubli. Lorsqu’il explique sa méthode de travail, Mathieu Roquigny emploie beaucoup les mots « loufoques », « s’amuser », « se laisser surprendre par les objets qui nous entourent ». Si « anodine », « aléatoire » que soit sa matière première, l’important est dans l’affect qu’elle renferme ou le souvenir qu’elle déclenche. Tuc pour Tonton Michel est peut-être son oeuvre la plus intime. Elle prend la forme de 28 biscuits salés sous verre, rectilignes comme un cimetière de 14-18. « Nous venions d’enterrer mon oncle. Au moment de partir du buffet donné aux proches et à la famille, ma tante m’a mis un paquet de Tuc dans les mains. Je n’ai jamais pu le manger. Il est resté deux ans dans mon placard. Un jour, je l’ai sorti. »

Le temps crée l’oeuvre. La série Between me and us se construit depuis quatre ans et se terminera le jour où Mathieu Roquigny renoncera au plaisir de l’enivrement pour s’inquiéter de ses radicaux libres. Un jour indéterminé. « Sur mon lieu de travail, pendant le temps de la création, je bois. Une fois que j’ai terminé les fioles de whisky ou de vodka, je les remplis avec mes cendres de cigarettes. C’est une sorte d’autoportrait ». Pour parler de l’ennui et du temps perdu, il lance des boulettes de papier mâché sur un cadre blanc, le temps de la projection d’un film (Fill the empty). Encore un moyen de mettre en forme, d’agencer visuellement pour englober, d’un seul coup d’oeil, un laps de temps qui a compté. Ou qui s’est échappé.

« Bubble concrete ». Goudron, chewing-gum. ©Mathieu Roquigny

Collections, Vomit Bags ©Mathieu Roquigny

Collections, Vomit Bags ©Mathieu Roquigny

Collections, Marabouts ©Mathieu Roquigny

Collections, Marabouts ©Mathieu Roquigny

Collections, Shopping list ©Mathieu Roquigny
Collections, Shopping list ©Mathieu Roquigny

« Between me and us », débuté en mai 2011, toujours en cours. Petites bouteilles de whisky vidées par absorption et remplies à nouveau par des cendres de cigarettes. ©Mathieu Roquigny

« Remember me », 2012. Glaçons, encre, épingles ©Mathieu Roquigny

« Abracadabra ». Glaçons, encre, épingles ©Mathieu Roquigny

« Fill the empty », 40×50 cm, 2014. Papier, salive. ©Mathieu Roquigny

« Maison close », 2015. Cartes à jouer. ©Mathieu Roquigny

« Bubble concrete ». Goudron, chewing-gum. ©Mathieu Roquigny